L'alcoolisme
C’est à partir de la deuxième moitié du 19e siècle que l’alcoolisme soulève problème alors que l’ivrognerie, l’ivresse et l’intempérance sont des comportements et des pratiques sociales qui renvoient à des temps très anciens…
Le problème de l’alcoolisme va progressivement accéder, à l’instar de la syphilis et de la tuberculose, au rang de «fléau social», véritable péril susceptible de menacer la société…
La lutte contre ce «fléau» ne prend véritablement son essor qu’à partir des années 1875-1880, au moment où l’alcoolisme devient un enjeu politique, social et institutionnel majeur. En effet, la défaite de 1870 et l’expérience traumatisante de la Commune de Paris, où de nombreux observateurs dénonceront des scènes d’ivrogneries conduisant à des actes morbides, sont des facteurs déclencheurs dans la prise de conscience des élites des dangers de la consommation d’alcool. (Bertrand Dargelos, Lien social et Politiques, n° 55, 2006,)
La lutte antialcoolique
Les adultes sont les premiers concernés par la lutte antialcoolique, mais on se rend vite compte de l’inefficacité des discours, des conférences, des publications qui leurs sont destinées.
C’est à l’école que l’on confie le soin de transmettre les valeurs de la société. L’action porte sur les enfants, futurs adultes.
L'arrêté du 9 mars 1897 rajoute aux programmes de sciences physiques et naturelles du cours supérieur de l’enseignement primaire, les dangers de l'alcoolisme au point de vue de l'hygiène, de la morale, de l'économie sociale et politique.
« Des boissons : 1° L'eau ; 2° Boissons aromatiques (thé, café) ; 3° Boissons fermentées (cidre, bière, vin) ; action des boissons fermentées ; effets nuisibles de l'abus de ces boissons sur la santé ; 4° Boissons distillées (alcool) : effets nuisibles de leur usage habituel ; 5° Boissons distillées additionnées d'essences (absinthe) : graves dangers de leur usage. L'ivresse et l'alcoolisme. Influence de l'alcoolisme des parents sur la santé des enfants. »
Une circulaire du ministre accompagne cet arrêté :
«J'ai pensé qu'il appartenait à l'Université de donner l'exemple. Elle y est d'autant plus intéressée que son œuvre serait stérile si, après tant de généreux efforts pour former les intelligences et les âmes des enfants, l'alcoolisme pouvait compromettre chez eux, avec la vie physique, la vie intellectuelle et morale. Il importe de leur signaler de bonne heure le danger, de leur inspirer la crainte et le dégoût de l'alcoolisme, de leur en faire comprendre toutes les conséquences. Les instituteurs s'acquitteront de ce rôle avec la conscience de faire œuvre de bien public. Je leur recommande de donner ces notions sous la forme la plus simple, la plus familière, et, par suite, la plus pénétrante ; de faire appel à la réflexion des enfants, en un mot de convaincre encore plus que d'enseigner. En dehors du programme, en dehors des heures de classe, je leur serai reconnaissant de tout ce qu'ils pourront faire pour que leurs leçons et leurs conseils soient suivis de résultats : conférences aux adultes, sociétés de tempérance, etc.»
Les conférences spécifiquement antialcooliques sont nombreuses. Les sociétés scolaires de tempérance se multiplient. Malheureusement l'expérience prouve qu'elles ne sont pas très vivaces. Le plus souvent, issues du zèle convaincu d'un instituteur, elles ne survivent pas à son départ.
La circulaire du 12 novembre 1900 stipule : « L’enseignement antialcoolique ne doit pas être considéré comme un accessoire. Je désire qu’il prenne dans nos programmes une place officielle au même titre que la grammaire ou l’arithmétique. Mon intention est de placer la sanction de cet enseignement dans les examens qui terminent nos différents cours d’études primaires ou secondaires. »
Les enseignants sont invités à promouvoir la tempérance auprès des élèves en utilisant les ouvrages et documents spécialement produits. Il s'agit aussi bien de manuels spécialisés à l'intention des maîtres que du matériel d'information et de propagande, directement tourné vers la cible enfantine : affiches, tableaux muraux, cartes postales, buvards, bons points, manuels de lecture courante...
Rouen le 19 mars 1901
Monsieur l’Inspecteur d’académie
J’appelle depuis longtemps déjà et fréquemment l’attention des instituteurs sur les dangers de l’alcoolisme et je les invite à combattre ce fléau par tous les moyens en leur pouvoir.
Je les ai entretenus de cette question dans mes conférences ; je leur en parle souvent dans mes visites d’inspection.
Une part est faite à l’enseignement anti-alcoolique dans les programmes de morale et d’enseignement civique, de sciences naturelles et d’hygiène.
On s’adresse à la raison ; on montre aux enfants le sort que l’intempérance cause à l’individu et à la société par l’argent dépensé inutilement au cabaret, par les chômages, les frais toujours plus grands des asiles d’aliénés, qui en sont les conséquences ; on fait appel à la dignité personnelle que l’ivrognerie dégrade ; on s’adresse aussi au sentiment : on cherche à produire une forte impression dans l’âme de l’enfant, par des exemples frappants, par des gravures, par la comparaison de l’heureuse famille de l’homme sobre avec la famille misérable de l’ivrogne, etc.
Dans quelques écoles on a créé des sociétés de tempérance.
Une société scolaire cantonale de secours mutuels et de retraites existe dans tous les cantons de la circonscription. Nous espérons que les idées et les habitudes de prévoyance que cette institution contribuera à développer ne seront pas non plus sans efficacité dans la lutte entreprise contre l’alcoolisme.
J’espère aussi Monsieur l’Inspecteur, que les bibliothèques scolaires, les patronages, associations amicales et cours d’adultes nous serons de quelque utilité sous ce rapport.
Mais il convient d’attendre encore pour juger des résultats.
Je crois à l’influence heureuse que l’école peut exercer dans cette campagne. Mais n’exagérons rien, car l’école a contre elle ici très souvent l’exemple pernicieux de la famille. La famille d’ouvriers surtout est de nos jours une proie facile pour l’alcool. Certains propriétaires ou fermiers bouilleurs paient leurs ouvriers – au moins en partie – avec de l’eau de vie ; ils les nourrissent souvent mal mais leur donne toujours comme compensation une forte goutte à chaque repas. Et comment résister à la tentation en se rendant à l’usine ou à la ferme quand on ne voit que cabarets sur sa route, des camarades clients ou patrons, qui vous appellent au passage.
Je sais bien que ceci n’est plus du ressort de l’école ; mais ce n’en est pas moins, à mon avis, le côté essentiel de la question, qui, si le législateur n’y veut prendre garde, paralysera sûrement bien des efforts.
Veuillez agréer, Monsieur l’Inspecteur d’Académie, l’assurance de mes respectueux dévouements.
L’inspecteur primaire
Tout dans cette campagne antialcoolique à la fin du XIXe siècle et du début du XXe, tend à terroriser, à culpabiliser, tout en cherchant à informer des dangers potentiels de l’alcool. Il convient cependant de noter l’exagération, les statistiques erronées, les relations de cause à effet abusives, dénoncées plus tard ; elles ont sans doute fait du tord à la médecine, qui, obnubilée par l’alcoolisme, a posé des diagnostiques hâtifs, lui rattachant toutes sortes d’affections : hystérie, méningite, épilepsie.
Dans presque toutes les histoires et les illustrations antialcooliques, la femme est représentée comme une victime qui reste la gardienne du foyer, pure et innocente, tandis que l’homme ébranle et ruine la sécurité de la famille.
Maximes :
Ne bois jamais sans soif.
La porte du cabaret conduit à l’hôpital.
Le vitriol tue vite ; l’alcool tue peu à peu.
La tempérance, c’est le bonheur à bon marché.
L’homme gris voit trouble ; l’homme ivre voit rouge ; l’homme ivre-mort voit noir.
Les gourmands creusent leur fosse avec leurs dents.
Etre sobre n’est pas une grande vertu ; mais c’est un grand défaut que de ne l’être pas.
Fermer les débits, c’est fermer les prisons.
Problèmes :
- Un ouvrier consommait chaque jour au cabaret 1 lit.3/5 de vin. Maintenant, pour lui et sa famille il achète son vin à la pièce. La pièce de 228 litres lui revient à 145 francs. Quel avantage aura-t-il à ce nouveau mode, sachant qu’il payait son vin au détail 0 fr. 15 le double décilitre ?
- Un ouvrier boit pour 15 centimes d’absinthe par jour ; que dépense-t-il par an pour cette absinthe ? Combien pour cette somme, aurait-il de kilogrammes de pain, le pain de 2 kilos coûtant 0 fr. 70 ?
- Un ouvrier dépense chaque matin pour 0 fr. 15 d’eau-de-vie et 0 fr. 20 de tabac ; chaque dimanche, il dépense pour 2 fr. 75 de vin et 0 fr. 35 de tabac. On demande quelle somme cet ouvrier dépense par an ; quel intérêt lui rapporterait cette somme placée dès lors à 4 0/0 l’an.
L’Absinthe
(La meilleure manière de la prendre)
- sonnet -
Versez avec lenteur l’absinthe dans le verre,
Deus doigts, pas davantage ; ensuite saisissez
Une carafe d’eau bien fraîche, puis versez,
Versez tout doucement d’une main bien légère,
Que petit à petit votre main accélère
La verte infusion ; puis augmentez, pressez
Le volume d’eau, la main haute, et cessez
Quand vous aurez jugé la liqueur assez claire.
Laissez-la reposer une minute encor,
Couvez-la du regard, comme on couve un trésor ;
Aspirez son parfum qui donne le bien-être.
Enfin, pour couronner tant d’efforts inouïs,
Bien délicatement prenez le verre, - et puis,
Lancez, sans hésiter, le tout par la fenêtre !
L. de Saint-Leu
Notes. – C’est ainsi que les buveurs préparent leur absinthe : ils ne sont pas assez sages, malheureusement pour suivre le bon conseil de notre auteur. Si on leur donnait aussi détaillée la recette nécessaire à la préparation de la bombe à renversement, ils se garderaient bien de mettre en pratique les instructions données. Cependant ils font pire en buvant ce poison empoisonné comme le nomme si justement M. le Dr Jacquet.
La campagne antialcoolique passionnelle et moralisante, souvent abusive tend à devenir plus sobre, plus nuancée, pendant la période d’entre-deux-guerres. Elle est basée davantage sur une information plus scrupuleuse. Les images elles-mêmes cessent d’être dramatiques.
La mobilisation, en partie réussie, de la lutte antialcoolique, va pourtant vite s’essouffler. L’action publique se concentre davantage sur d’autres fléaux sociaux qui focalisent de nouvelles angoisses, notamment la tuberculose et le cancer.
La lutte contre l’alcool passe de plus en plus par la promotion du fruit, la pomme en particulier.
Il faut finalement attendre la période du régime de Vichy pour voir resurgir, à la faveur de conditions sociales très particulières, un discours et des mesures antialcooliques où s’entremêlent, une nouvelle fois, des catégories d’ordre moral et médical.
Après la Libération, les manuels « de tempérance » disparaissent. Un autre outil se met en place : le film fixe d'enseignement.
Origine de la campagne antialcoolique dans les écoles
Au mois de juin 1895, M. Lannelongue, professeur à la faculté de médecine de Paris, prononça à la chambre des députés un discours très important sur les dangers de l’alcoolisme dont il montra l’extension plus grande d’année en année, dans notre pays.
M. Poincaré, alors ministre de l'instruction publique, frappé des observations de M. Lannelongue, décida qu’un enseignement anti-alcoolique serait donné dans les écoles de tout ordre, secondaire et primaire, pour instruire les enfants sur les dangers auxquels les exposent les boissons alcooliques. Une commission fut constituée et une circulaire du 2 août 1895 signala à l’attention des préfets le rapport fait, au nom de cette commission, par M. l’inspecteur général Steeg, pour indiquer dans quelles conditions le nouvel enseignement devait être intercalé dans les différents cours. (Dr Galtier-Boissière, l’enseignement de l’anti-alcoolisme)
Douze tableaux muraux (Delagrave, 1902) destinés aux écoles sont exécutés par le peintre Jean Geoffroy. Ces tableaux, intitulés La famille et l’alcool, sont reproduit aussi sur la page de couverture de cahier d’école, tandis que la dernière page contient un texte d’accompagnement, extrait de J. Baudrillard, Histoire d’une bouteille.
Documents
Hygiène et santé
3. La lutte antialcoolique